Mémoires d'un lièvre

C'EST ALORS QU'ASSIS et protégé de trois quarts par un hêtre magnifique, j'observai scrupuleusement les chasseurs.

"L'un d'eux, ventre au bois, l'oeil à droite et à gauche, scrutait les sentiers en homme du métier. Un autre avait les yeux fixés sur ma clairière.

"Je n'avais pas de chance de salut de ce côté-là, car tous les deux savaient !

"Dissimulé par la lisière, je fis une centaine de pas en bordure. En face de moi, un jeune chasseur, frais et pimpant, avec des guêtres neuves, pirouettait sur ses talons, tenant à l'épaule un fusil flambant neuf.

"Voici mon affaire ! me dis-je ; ce jeune homme a sans nul doute de fort mauvaises intentions à mon égard, mais il est jeune et son attitude me fait supposer qu'il n'est pas très ferré sur nos us et coutumes. Il marche au lieu de rester en place, pivote sur lui-même, contemple son fusil du coin de l'oeil : j'ai des chances.

"Ma résolution était prise !

"Je le vis regarder à sa montre et tirer de son carnier une gourde. Au moment donc où il prenait son cordial, je débuchai avec une célérité extrême et passai à trente mètres de lui.

"J'entendis bien que ses compagnons lui criaient à tue-tête : "A vous ! à vous !

"Mais à ce moment, j'étais à une grande distance et son fusil ne résonna point. "

À sa mort, le baron Tancrède des Hautes-Futaies est condamné par saint Pierre à expier sa vie de chasseur en retournant sur terre... transformé en lièvre. Dans ce roman drôle et tendre, Charles Diguet (1836-1909) donne enfin la parole au gibier !

Illustré par René Valette.